Entretien avec le Nouveau Théâtre Populaire

Pourquoi Molière ?

 

Émilien Diard-Detoeuf : En 2009, c’est avec Molière que nous avons commencé l’aventure du Nouveau Théâtre Populaire. Douze ans plus tard, il était donc temps de nous confronter à nouveau à ce grand fantôme que nous n’avions pas abordé depuis. Nous avions aussi la volonté de nous rassembler autour d’une chose qui nous est commune : la langue de Molière. Ce n’est pas qu’une expression. Molière fédère et a réussi en son temps à traduire dans son théâtre des éléments constitutifs de la société française, qu’on retrouve aujourd’hui encore. Les questions du XVIIe siècle ne sont d’ailleurs pas forcément résolues aujourd’hui. Où en sommes-nous de notre rapport au ciel,

à la croyance, à la liberté ? et à la possibilité que tout s’effondre ? On peut faire le pari que les êtres humains de cette époque-là ont eu la conscience que ces questions n’étaient pas négligeables, et ne trouveraient sans doute pas leur réponse dans une marche linéaire vers un bonheur sans fin. Et c’est cela que j’ai envie de raconter.

 

Léo Cohen-Paperman : Molière, c’est la France. Il incarne également une figure d’artiste dans laquelle nous pouvons nous retrouver : s’il questionne les moeurs de ses contemporains, il a aussi besoin de plaire et d’être adoubé par le pouvoir. Il est avant tout un auteur populaire, qui cherche à divertir les foules en employant tous les ressorts du comique et de la farce. C’est en cela que nous nous sentons une proximité avec lui. Le Nouveau Théâtre Populaire procède du théâtre public, tout en restant fondamentalement populaire et divertissant, et surtout proche des gens.

 

Julien Romelard : Molière est aussi un auteur de troupe, porté par le désir de mettre en scène ses comédiens. Comme lui, nous faisons un théâtre pauvre techniquement, où nous recherchons une langue qui mette surtout en avant les acteurs, sans presque rien d’autre. Cela faisait aussi un certain temps que nous avions envie, avec les artistes du Nouveau Théâtre Populaire, de nous lancer dans une aventure théâtrale monumentale. En tant qu’interprètes et spectateurs, nous avons été marqués par l’expérience de spectacles en forme de longues traversées. D’où l’idée de cette odyssée de sept heures, autour de ce monument qu’est Molière.

 

Le Tartuffe, Dom Juan, Psyché : chacun de vous met en scène l’une des pièces de cette trilogie. Pourquoi les avoir choisies, et comment l’idée de les réunir est-elle née ?

Léo Cohen-Paperman : Tout projet du Nouveau Théâtre Populaire est d’abord soumis à un vote. Ces trois pièces, dont chacune avait été proposée par l’un de nous – moi pour Le Tartuffe, Émilien pour Dom Juan et Julien pour Psyché – ont donc été choisies par l’ensemble de la troupe. L’idée de les mettre bout à bout n’est venue qu’après. Il nous a semblé que le XVIIe trouvait un écho dans notre XXIe siècle, identitaire et religieux, et qu’un parcours pouvait se lire d’une pièce à l’autre, dans l’ordre chronologique de leur écriture : d’abord la fin d’un monde et de ses croyances, lorsque Orgon démasque Tartuffe ; puis la confrontation à un monde où le ciel serait vide dans Dom Juan ; et enfin, avec Psyché, la possibilité d’une réconciliation par la musique, dans un ciel peuplé par les

hommes-mêmes. Pour commencer la trilogie, Le Tartuffe sera joué en costumes d’époque ! En tant que metteurs en scène, le fait de travailler sur un morceau d’un ensemble nous incite à être d’autant plus radicaux dans nos choix. Plus nous irons loin dans chacune de nos propositions, plus nous serons singuliers, meilleur sera le résultat de l’ensemble. L’unité, quant à elle, est déjà assurée par le décor et surtout par la troupe des comédiens qui reste la même d’un bout à l’autre.

 

Émilien Diard-Detoeuf : Ce qui me passionne dans Dom Juan, c’est l’idée que l’archaïsme demeure, et que le costume contemporain contienne en lui les irrésolus d’une époque bien ancienne. Je suis parfois rassuré, parfois horrifié à l’idée que l’homme n’a pas beaucoup évolué en quatre cents ans. Je suis à peu de choses près cet homme qui parle en patois de l’Île-de-France – un peu Pierrot, un peu Sganarelle, un peu Dom Juan. Je fais donc ce pari de garder cette langue archaïque, tout en disant au spectateur : ne soyez pas dupe, il ne s’agit pas d’une reconstitution

historique puisque ces gens sont habillés comme vous. Ils parlent différemment, mais leurs mots disent une réalité qui n’a pas cessé d’être. Elvire se pose depuis quatre cents ans des questions qui ont toujours cours.

 

Julien Romelard : Cela faisait longtemps que je souhaitais monter Psyché. Il s’agit d’une comédie-ballet, un genre créé par Molière et Lully et qui est en quelque sorte l’ancêtre de la comédie musicale. J’ai voulu revenir à cette dimension divertissante, populaire, notamment en travaillant les parties musicales pour en faire un moment de grande fête cathartique et libératoire. Terminer la trilogie par cette pièce offre une conclusion joyeuse à l’expérience que nous essayons de partager avec le spectateur : après l’avoir placé sur scène dans Tartuffe, puis évoqué sa présence fantomatique dans Dom Juan avec un gradin vide au centre de l’espace de jeu, nous invitons le public à une fête cathartique. Car la fête de Psyché est une catharsis, pour nous purger des passions du Tartuffe et de Dom Juan. La frontière avec laquelle nous jouons tout au long de cette odyssée est enfin abolie : ce n’est plus du théâtre, mais un moment de vie et de fête commune.

 

Léo Cohen-Paperman : Il s’agit aussi d’un voyage dans la langue de Molière : nous partons d’une oeuvre versifiée en alexandrins, pour aller ensuite vers la prose, et finir enfin par une pièce hybride, protéiforme, qui mélange vers, prose et musique…

 

Les trois pièces sont aussi liées entre elles grâce à « Grand Siècle », un projet radiophonique orchestré par le metteur en scène Frédéric Jessua : à chaque entracte, les comédiens rejoignent un plateau radio semi-improvisé, semi-fictif, auquel les spectateurs sont invités à assister ou à prendre part…

 

Émilien Diard-Detoeuf : La radio est un média assez génial, en ceci qu’elle appartient à la fois au passé et au présent. Elle génère des chocs entre le mort et le vivant, l’ancien et le moderne, le fictif et le réaliste, ce qui offre un écho très pertinent à cette confusion qu’appelle Molière. D’ailleurs, sommes-nous aujourd’hui encore dans un « grand siècle » ? En faisant le lien entre le XVIIe et le XXIe siècle, « Grand Siècle » met en perspective à l’infini la question de l’actualisation, qui est une Arlésienne au théâtre. Sa présence est la condition de la liberté de nos trois spectacles dans leurs formes. Nous savons qu’il sera ce fil d’Ariane, qui permettra d’associer les tissus des trois

pièces pour en faire une belle toile. Aussi, la radio n’est pas intrusive : les spectateurs restent libres d’y assister, de l’écouter de loin ou d’en faire abstraction.

 

Quelle est cette expérience que vous souhaitez faire partager aux spectateurs avignonnais, lors de cette traversée ?

Léo Cohen-Paperman : Avec le NTP, nous mettons toujours le public au centre de nos spectacles : sans lui, rien n’est possible. Tout notre travail consiste donc à créer des rencontres concrètes avec les gens, en nourrissant un lien de confiance et de respect. C’est pour cela que nous souhaitons développer au maximum les effets de hors-champ – avec « Grand Siècle » notamment, mais aussi en permettant aux spectateurs de voir les acteurs se préparer, de parler avec eux… qu’ils puissent sentir que ces comédiens n’ont pas peur de l’altérité. Nous faisons le pari d’une odyssée nue, et que ce soit en en faisant le moins que nous permettions le plus aux spectateurs de s’immerger dans cette aventure.

 

Émilien Diard-Detoeuf : Nous souhaiterions créer une sorte de maison du théâtre en Avignon. Car le théâtre, c’est un art, un lieu, mais aussi une vision du monde. Jean Vilar définissait le Festival d’Avignon par ces mots : « le ciel, la nuit, le peuple, le texte, la fête ». Pour notre trilogie, nous avons souhaité reprendre cette citation, sans « le peuple » et « le texte » – non pour les effacer, mais au contraire parce que ces réalités sont déjà au centre du projet : l’élément majoritaire de la scénographie étant un gradin, nous avons mis littéralement le public sur scène. Quant au texte… il n’y a presque rien d’autre que lui !

 

Julien Romelard : Plus qu’une trilogie, Le Ciel, la Nuit et la Fête est un moment de vie partagé avec le public. J’essaie de faire un théâtre qui dans sa forme invite à un projet politique, celui de vivre ensemble. C’est une chose très simple, qui peut être prise au pied de la lettre : rassembler acteurs et spectateurs, pour les inviter à faire l’expérience joyeuse de ce que signifie d’être ensemble au présent. Le spectateur ne vient pas seulement consommer de la culture, mais la vivre ; et pour la vivre, il doit participer – et donc, il faut lui offrir une place. D’où ce théâtre ouvert,

plus accidentel et accidenté que sacré. Un théâtre pauvre, qui donne un accès très immédiat aux spectateurs et où les acteurs sont à nu, sans rien derrière quoi se cacher. Un théâtre qui se vive ensemble, et qui surtout soit joyeux !

 

Propos recueillis par Marie Lobrichon en janvier 2021