La Révélation Yousra Dahry

Propos recueillis par Françoise Laeckmann

Chez le réalisateur bruxellois multiprimé Nabil Ben Yadir, on les appelle les Barons. Chez Yousra Dahry, on parle de Draris. Dans les deux cas, c’est l’histoire d’une quête pour trouver sa place dans le monde. Différence de taille : Kheir Inch’Allah adopte un point de vue théâtral et féminin.

 

Yousra, 34 ans, revient sur l’éducation que ses parents lui ont donnée et celle qu’elle s’est construite avec les Draris, les jeunes de son quartier.

 

Cette éducation déteint sur ses relations qu’elle décortique à la lumière de ses nombreuses identités et valeurs : loyauté, taghenanisme, féminité, …et drarisme.

 

Dans un contexte où le monde lui susurre qui devenir, elle n’y voit plus clair. Ballottée entre son père, sa mère et son quartier, Yousra Dahry, par son humanité, sa tendresse, son humour, l’absence de manichéisme et l’intelligence de ses propos, engage une réflexion critique sur les questions de lien social, de conflits de classes et de tolérance.

 

Rencontre avec une artiste

 

Comment est né votre spectacle ?

Il y a quelques années, on m’a posé la question : « Pourquoi tu ne ferais pas ton seule en scène ? » J’ai instinctivement répondu : « Mais c’est prévu ! » Pour être honnête, je n’y avais jamais pensé sérieusement. Même s’il m’était arrivé de m’imaginer sur scène, je me voyais toujours accompagnée, sans doute parce qu’entamer quelque chose seule me semblait alors impossible. Et puis, j’adore travailler en groupe. Qu’il prenne la forme de famille, de bande, d’amis, de mafia, de collectif, peu m’importe : « le groupe », pour moi est incroyablement beau…

 

Et nécessaire ?

Certainement. À la base, je suis éducatrice spécialisée dans le quartier Chicago ; j’ai animé des ateliers de théâtre à Anderlecht, lancé une formation pour apprendre aux 18-25 ans à prendre la parole en public, créé une web-série (L’Instant Thé) avec Souhail Sefiani, chroniqueuse et comédienne. Mais avant tout ça, j’ai été UN « jeune de quartier », un Drari*, sauf que j’étais une fille. Mes parents ne voulaient pas que je rentre seule de l’école, donc je prenais le métro avec eux. Mes premières sorties, les premiers cinémas, les photocopies pour rattraper les cours qu’on brossait : j’ai tout fait avec eux. J’ai puisé force et inspiration à leur contact pour devenir ce que je suis et, aujourd’hui, pouvoir faire le lien entre le théâtre et cette frange de la population qui en est généralement éloignée. J’ai toujours imaginé que la première rangée de mon public serait réservée aux jeunes de mon quartier, aux Draris. Ce seront toujours mes invités d’honneur.

 

Justement, l’été dernier, quelques ados de Molenbeek sont partis de Belgique à vélo pour rejoindre Marseille. Sur le parcours de cet Alter Tour de France, une étape incontournable : s’arrêter au Festival d’Avignon pour voir Kheir Inchallah de leur compatriote Yousra Dahry. Ils ont aimé ?

Oui, et leurs réactions à la fin du spectacle ne se sont pas fait attendre ! Le premier : « Tu parles de sexualité alors qu’y a ton père dans la salle, et tout… » – pas sur le ton de la réprobation, mais sur celui de l’envie. Leur second commentaire : « Tu parles comme nous ! » Evidemment, cela m’a fait plaisir qu’ils se reconnaissent dans le tac au tac de mes vannes, l’art de mes embrouilles et de la dissimulation des émotions que je déploie sur scène pour ne jamais perdre la face… Tout comme eux !

 

Kheir Inch Allah, c’est donc le parcours d’une jeune femme qui doit trouver sa place dans le monde, entre l’éducation d’une mère protectrice, d’un père qui l’a éduquée comme un garçon et celle des Draris, les garçons des quartiers ?

Voilà, et ça résume toute ma vie ! (rire). Dans le spectacle, j’essaie d’évoquer, avec humour, cette triple éducation. Au départ, mon père, à qui on a annoncé qu’il allait avoir un enfant, un petit garçon, avait élaboré des plans pour lui. Sauf que, c’est une petite fille qui est née. Mais ce n’était pas au plan de changer, c’était à la petite fille de s’adapter au plan ! (rire). Cela vous donne le ton du spectacle. L’humour de Kheir Inch’Allah est branché sur une grande tradition populaire du comique de caractère qui pousse les mimiques et les attitudes de chaque archétype, donc j’imite aussi bien la voisine ou la tante cancanière qui plaint la mère, « miskina » («La pauvre ! »), de n’avoir accouché que d’une fille unique, le gérant de la librairie islamique, ultratchatcheur et un brin roublard, ou bien une conseillère de planning familial aux accents néo-coloniaux… Mais mon interprétation, toujours soutenue par l’écriture, ne prend jamais la forme d’une exhibition à un quelconque regard dominant. À l’inverse, le public non averti, non drari (rire), doit accepter de ne pas pouvoir toujours partager le référentiel et se laisser cueillir, à la place, parce que chaque saynète contient son lot d’humour en propre… Et je crois qu’il y en a !

 

*En arabe, drari signifie « enfant », mais dans le jargon bruxellois, le terme désigne plutôt les jeunes des quartiers populaires. Pour les uns, ce sont ces bandes citadines, des familles de substitution qui se tissent dans les rues, avec un code d’honneur, des valeurs de rectitude et de solidarité. Pour les autres, ce sont ces jeunes en survêt qui tiennent les murs, un joint au bec.