Fêter quelque anniversaire que ce soit en temps de confinement, ça n’est pas une sinécure. Mais avec un peu d’imagination, il y a moyen de moyenner, comme le démontre « Eleven for Ten », la très belle création jazz au Centre culturel d’Uccle vendredi soir.
Le 30 avril est célébrée la Journée internationale du Jazz, sous l’égide de l’Unesco, et ce depuis dix ans. L’an dernier, c’est l’association Jazz4you qui, ce jour-là, voulait fêter sa première décennie par un grand concert sur la jolie place Saint-Job. « Pas de chance, on a dû tout annuler, mais j’ai gardé l’idée de ce groupe », explique Lydia Reichenberg, directrice de l’Asbl.
Onze ans de l’asbl, dix ans de Journée internationale du jazz, « Eleven for Ten » est né sous la forme d’un groupe à géométrie variable rassemblant plus d’une dizaine de musiciens ayant été soutenus par Jazz4you. « Tant qu’à faire du streaming, j’ai demandé au Centre culturel d’Uccle de nous ouvrir ses portes, et ils étaient contents puisqu’il ne s’y passe rien non plus. » Portes qui se sont ouvertes grâce à Tristan Bourbouze, un directeur enthousiasmé par le projet.
Auberge espagnole
Le principe est simple : « Chacun amène un morceau et fait ce qu’il veut, avec la formation et les instruments qu’il veut », explique le saxophoniste Vincent Thékal. Au sein du projet « Eleven for Ten », ils sont douze : Jérémy Dumont, Dorian Dumont, Igor Gehenot : piano & claviers ; Vincent Thékal, Maayan Smith : saxophones ; Jean-Paul Estiévenart : trompette ; Lior Tzemach : guitare ; Federico Pecoraro, Victor Foulon : basse et contrebasse ; Armando Luongo, Fabio Zamagni, Noam Israeli : batterie et percussions.
Dans la pratique, cinq musiciens entrent en scène, sous l’impulsion du saxophoniste ténor Maayan Smith, avec la ferme intention de raviver « Costa », composition de l’ex-Soft Machine Robert Wyatt et de sa femme Alfreda Benge. Ce quintette devient un sextette pour l’arrangement que Jean-Paul Estiévenart a fait de sa composition « Les Doms ». Plein de verve et d’agilité, Vincent Thékal s’illustre au sax alto, dont il sort un très beau son fluide. Le pianiste Igor Gehenot quitte la scène, d’autres musiciens débarquent, cela donne un septette original, puisque sans piano : sur sa composition « Tears of Yuma », le contrebassiste Victor Foulon se fend d’un solo sautillant et très chantant.
Une bande de chefs
Voilà, c’est le principe. Dans la salle, à part quelques professionnels de la profession – presse, festivals -, le public est remplacé par l’infrastructure de captation et d’enregistrement vidéo. Les musiciens ont pu répéter lundi et mardi la semaine dernière. Deux jours, même pour des pros, ce n’est pas évident, d’autant que les formations changent à chaque fois. Circulation d’énergie, interactions, mise en place : tout se positionne, s’emboîte à merveille. « On ne s’est pas concertés en disant toi tu fais une ballade, toi un funk, toi un bebop, et voilà… » explique Vincent Thékal. « On se connaît tous depuis le début de l’association et, depuis, chacun a évolué dans sa propre direction. Entre-temps, on est tous devenus leaders. Ici, on se retrouve autour de ce projet, et ça marche : très bon esprit, pas de querelle d’ego, tout est orienté musique. »
C’est l’arrangement qu’a fait le saxophoniste de « Mysterioso » qui lance vraiment la soirée. L’esprit de Thelonious Monk est bien là, au sein de ce nouveau septette, et ça commence à chauffer, notamment avec un Thékal qui a la niaque, au sax ténor cette fois. On passe ensuite par les climats les plus divers : groove avec « The cats are around » du batteur Armando Luongo, retenu avec l’arrangement, par le batteur Noam Israeli, de la vieille chanson traditionnelle « Shnei Shoshanim », bop selon « Cursiv » d’Igor Gehenot, funk avec « A journey to Reedham » de Thomas « Squarepusher » Jenkinson, et enfin explosion jazz fusion avec le très rythmé « Nite Sprite » du regretté Chick Corea. Ça, en festival, ça fait voler le chapiteau !
À certains moments, trois pianistes, deux batteurs et deux bassistes sur scène, ça en jette ! Ou encore quand Jérémy Dumont, pianiste et directeur artistique du projet, se démène sur un petit Korg Minilogue, tandis qu’Igor Gehenot s’en prend à un Moog Little Phatty, signant le double retour flamboyant des synthés analogiques et polyphoniques !
Lancé il y a un mois, ce projet fait finalement office de « laboratoire » comme le résume Vincent Thékal : « J’ai pu expérimenter « Mysterioso » au-delà du trio. Tout le monde a essayé des trucs, et ça s’est très bien passé. » Ce concert y est allé crescendo, sur un rythme soutenu, intelligent sans prise de tête, plaisant dès la première écoute. Calibré festival. Mélange de personnalités, d’approches, de styles, l’expérience « Eleven for Ten » est une réussite, et ne demande qu’à avoir une suite.
Revivez ce moment exceptionnel ici: International Jazz Day – Eleven For Ten – YouTube