Jacques Weber, les pouvoirs du théâtre

Interview Françoise Laeckmann

Il était une fois un roi et ses trois filles. L’âge venant, il les convoque pour leur distribuer des parts de son royaume, mais une idée insensée lui traverse l’esprit ; la plus aimante sera la mieux servie. Les deux aînées se livrent à un panégyrique éhonté ; la troisième, sa préférée, refuse de se plier à une telle hypocrisie. Ce refus tranquille déclenche un séisme mortel. Le roi perd la tête et fait chavirer son royaume.

 

Le grand Jacques Weber incarne le Roi Lear. Celui qui incarne le théâtre à la française, Cyrano sur scène comme à la ville, trésor national du bien déclamé n’aspire qu’à s’étourdir hors des cadres qui l’enserrent. Il se livre un instant sur son rôle… Jouer le Roi Lear est, dit-on, le rôle que rêvent d’interpréter tous les grands acteurs. A 73 ans, Jacques Weber, vous endossez ce rôle pour la première fois.

« De vous à moi, quel acteur n’a jamais eu envie d’enfiler ce costume ? C’est un rôle monstre, l’un des plus beaux du répertoire, dont l’intensité monumentale vous traverse de part en part. Mais il semblerait qu’il y a une fenêtre de tir très étroite pour jouer le roi Lear. D’abord, il ne faut pas être trop jeune car ce qui est en jeu dans cette pièce d’une façon extrêmement forte, c’est l’âge, et on ne peut pas tricher avec ça. Ce côté « patriarche aux pieds d’argile » m’intéresse beaucoup aussi, et de toute façon, touche à nos sociétés, et de très près. Le patriarcat est en train de trembler sur ses bases, et c’est tant mieux. En même temps ce qui est vrai, c’est que cette évolution – pour ne pas dire révolution nécessaire – entraîne, à court terme, une sorte de chaos, et la pièce du Roi Lear nous met en prise directe avec ce chaos : celui d’un individu, le chaos d’une famille et le chaos de tout un monde.

La fenêtre est courte aussi pour le rôle, car si on est trop vieux, on n’a pas la force physique de le faire. Les scènes sont d’une telle intensité que Shakespeare, qui commençait à vieillir au moment de l’écriture de la pièce, a senti le vent venir: et c’est comme si il voulait aussi faire reposer l’acteur. Il y a des vraies plages de repos. Le problème, c’est qu’il y a une telle tension quand la folie gagne le Roi Lear, que chaque vers devient puissant. C’est là que peut surgir l’épuisement. Donc sans pour autant suivre une entraînement physique particulier, si ce n’est se reposer au maximum, reposer la voix, relire le texte tranquillement, je fais pas trop de folies en période de représentation ».

 

Vous, l’acteur de Molière, comment s’est passé votre rencontre avec Shakespeare ?

« Pour moi, le plus important quand on veut bien jouer un grand rôle c’est de ne pas le faire avec n’importe qui. Si c’est rencontrer Shakespeare avec un crétin, ce n’est pas intéressant. J’ai eu la chance de le rencontrer avec un homme absolument magnifique, délicieux et tendre, et un grand metteur en scène, c’est Georges Lavaudant. C’est essentiel car on est très dépendant d’une mise en scène. D’abord, c’est la troisième fois que Georges Lavaudant met en scène le Roi Lear, il a en donc une connaissance très profonde, ensuite son but n’est pas de répondre à des questions, mais de s’engager dans l’aventure qui consiste à se les poser. C’est essayer de rendre un peu d’éclat à ces questions, et à ces lumières d’humanité – la fidélité, l’amitié, la pitié, l’amour aussi – en les rendant sensibles, visibles, incarnées ».

 

Justement, Georges Lavaudant met très en avant le pouvoir évocateur des mots tirés de cette œuvre mythique et moderne à la fois. Jusqu’à quel point ?

« Jusqu’au bout. Et c’est ça qui est bouleversant, car vous n’imaginez pas à quel point presque chaque réplique du Roi Lear, écrit en 1606, fait mouche et ricochet à notre époque, à ce que nous traversons en ce moment, tant sur le plan social que politique. Au-delà, c’est tout le génie de Shakespeare que de nous rappeler d’abord notre condition de Terrien et ensuite la fragilité du pouvoir, sa folie et son ridicule dans sa nécessité d’ordonner un paraître qui n’a rien à voir avec la réalité. Tout cela étant joué en même temps par ce personnage du Roi Lear à la fois vieux, enfant, homme, fou…Le texte est le vrai personnage de la pièce, et l’acteur n’est finalement qu’un corps au service de l’une des plus belle œuvres de la littérature occidentale. Et c’est donc un rendez-vous d’une difficulté monumentale pour un acteur. Mais c’est si grand et tellement fort ! C’est l’Everest d’un alpiniste ».

 

Interview Françoise Laeckmann