Gérard Davet

Jeux de pouvoir

Paru en octobre 2016, “Un président ne devrait pas dire ça…” fit l’effet d’une bombe dans le paysage médiatico-politique français. Signé par deux journalistes d’investigation du Monde, Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ce livre rassemble une soixantaine d’entretiens avec François Hollande. Et eut des conséquences désastreuses pour le socialiste, participant à sa décision de renoncer à briguer un second mandat. Pour cause, des propos un peu trop francs sur, pêle-mêle, l’Islam, la gauche, la justice, les “sans dents”… L’ouvrage est aujourd’hui adapté au théâtre par ses auteurs. Mise en scène par Charles Templon, incarnée par Thibault de Montalembert (Dix pour cent), Scali Delpeyrat ou Lison Daniel, la pièce offre une plongée haletante et souvent drôle dans les coulisses du pouvoir et du contre-pouvoir. Gérard Davet nous en dit plus.

 

Pourquoi cette adaptation théâtrale ? Ce livre a “marqué l’histoire”, contribuant à empêcher un président de la République à se représenter, ce qui n’était jamais arrivé, comme il n’était jamais arrivé non plus que deux journalistes d’enquête passent autant de temps au coeur du pouvoir. Ce fut également une aventure amicale, cinq années absolument insensées, avec des attentats qui ont endeuillé la France, des galères personnelles mais aussi professionnelles… Ce bouquin n’a pas été facile à écrire. Il y avait donc ici la matière d’un spectacle racontant ce qui s’est passé de l’intérieur, tout en injectant de la fiction au récit, afin de le rendre dynamique.

 

Que jugiez-vous de particulièrement théâtral dans ce livre ? Le rapport de force entre un président très sûr de lui, parfaitement rompu aux arcanes de la politique et des médias, avec deux journalistes d’enquête. C’est une sorte de duel que souhaitions retranscrire à la façon de Frost / Nixon de Ron Howard. Ce film raconte l’interview par un animateur de télévision du président américain, lequel finira par avouer le Watergate. Toutes proportions gardées, nos entretiens avec François Hollande ressemblaient à ce jeu du chat et de la souris. Ce fut un moment plein de soubresauts, où chacun prenait le dessus sur l’autre.

 

Le président n’est jamais nommé ici. Pourquoi ce choix ? Parce qu’on voulait écrire un spectacle intemporel. Nommer François Hollande, c’était enfermer la pièce dans une histoire politique. Par contre, toutes les phrases prononcées par le personnage du président sont réelles, à la virgule près, créant une sorte d’effet miroir. De la même façon, Fabrice et moi ne sommes jamais nommés. On est deux mâles blancs de 57 ans, comme dirait Macron, et il est parfois compliqué de nous différencier. On a donc conservé un seul personnage de journaliste masculin, auquel on a adjoint une jeune consoeur, issue du numérique, qui “challenge” le vieux renard.

 

Est-ce du théâtre documentaire, du vaudeville ? C’est du théâtre politique contemporain, avec des moments d’humour mais aussi de tragédie. Il y a notamment un passage assez fort sur les attentats. Il y a également des moments d’amitié, de transmission entre le journaliste expérimenté et la jeune femme. Cet aspect-là nous tenait à coeur. À notre âge, ce n’est pas un scoop de plus qui va changer notre vie. En revanche, il nous importe de transmettre notre goût du métier et nos valeurs.

 

Lesquelles ? On croit par exemple au fait qu’il faut trouver une valeur ajoutée chez les personnalités qu’on interviewe. Leur tendre un micro pour les laisser parler sans savoir ce qu’on cherche n’est pas une bonne méthode. Nous, on veut recueillir une information ou une parole forte pour offrir une forme de vérité à nos lecteurs. Pour l’obtenir, on ne se sent pas toujours à l’aise dans nos baskets. Il y a un rapport très complexe, ambigu et cynique qui s’instaure entre le journaliste et son sujet. Cela suppose parfois un rapprochement humain, une trahison éventuelle. C’est aussi ce qu’on raconte dans la pièce.

 

Que verra-t-on sur scène exactement ? C’est très vivant. On passe de l’Élysée à la rédaction du Monde, sur le même plateau. L’emploi de la vidéo est également singulier. Par exemple, on filme ce qui se trame dans le bureau du président, fermé par une porte. L’image est retransmise sur de grands écrans visibles des spectateurs, qui ont alors le sentiment d’être à la fois en dehors et au cœur du pouvoir. C’est très immersif, comme une mise en abyme du spectacle médiatico-politique.

 

Comment aviez-vous obtenu les propos du président ? Avant tout, on a toujours refusé d’employer le terme de “confidences”, qui a été utilisé des milliers de fois pour qualifier le livre. Ces propos ont été obtenus grâce à des interviews, c’est un travail journalistique. Si on laisse le micro ouvert sans intervenir face à quelqu’un de ce niveau-là, il va immanquablement déblatérer, soliloquer, entre phrases creuses et très générales. Si le journaliste n’est pas là pour réorienter, creuser, eh bien on n’enregistre pas grand-chose.

 

Quelle fut votre méthode, alors ? François Hollande nous a d’abord reçus à l’Élysée, et on s’est vite rendu compte qu’il prenait le dessus, car on était écrasés par l’immensité du lieu, sa charge symbolique. On l’a donc invité à nos domiciles respectifs, posant des questions plus intimes. Et là, au bout de deux heures, la garde se relâchait. Après 61 entretiens, on a obtenu des propos qu’aucun président n’avait jamais tenus. Pas parce qu’on est meilleurs que les autres, mais simplement parce qu’on avait du temps et qu’on s’est bagarrés. C’est dans ces moments-là qu’il nous a expliqué que le Parti socialiste était voué à l’échec, que l’Islam pouvait être un problème… Il a aussi reconnu devant nous qu’il avait commandité l’assassinat ciblé d’au moins quatre terroristes par les services secrets. Des phrases très fortes qu’on n’attendait pas de lui, et surtout lâchées publiquement.

 

Selon vous, avec le recul, comment a-t-il pu être aussi naïf ? À cette époque on était connus pour nos enquêtes sur les dérives du pouvoir de Nicolas Sarkozy, son meilleur ennemi. Fatalement, il a pensé qu’on serait de son côté. Ensuite, il fréquente depuis 40 ans des journalistes politiques, mais pas d’enquête, c’est une vraie différence. Tout journaliste attaché à une rubrique doit ménager ses sources, car il ne faut jamais insulter l’avenir. Nous, on va au bout des choses, on pose des questions en se fichant des difficultés relationnelles qui pourraient en découler, et il n’était pas habitué à ça. Je pense qu’il estimait qu’on censurerait de notre propre chef ses propos, comme le font certains de nos confrères. Enfin, il faut bien le dire, il a un complexe de supériorité intellectuelle.

 

N’a-t-il pas cherché à corriger votre texte avant sa parution ? Il a essayé de relire ses citations pour les modifier, ce que font tous les hommes politiques de haut niveau. C’est une chose qu’on a toujours refusée catégoriquement avec Fabrice, sinon vous pensez bien qu’il ne resterait rien des phrases les plus intéressantes.

 

Quelle fut sa réaction à votre égard après la sortie du livre ? On a évidemment eu des relations distantes durant de longs mois. Mais quand on s’est revus, il nous a dit : “vous savez, j’ai pris le temps de décanter votre livre, et il m’arrive même d’en signer en dédicace !” Il a aussi reconnu qu’on l’avait présenté sous un jour plutôt respectable et honnête, même s’il n’a jamais digéré le titre, alors que c’est l’une de ses citations. Il a aussi détesté ce que les commentateurs politiques en ont fait, en sortant des petites phrases de leur contexte, sans aller au fond des choses. Le bouquin fait tout de même 672 pages ! Si on prend le temps le temps de le lire entièrement, François Hollande y apparaît plutôt sous une bonne image. On y perçoit ses erreurs, ses faiblesses mais aussi ses forces, son goût de l’autre. Il n’a pas été un mauvais président.

 

Quelles conséquences cet ouvrage a t-il eu sur votre carrière ? Il a changé beaucoup de choses. Il est paru en 2016. A l’époque Fabrice et moi étions quinquagénaires et avions déjà bien tracé notre route. On était respectés, je crois, pour notre travail de journaliste d’investigation au Monde, sortant des révélations de premier plan en France, et même en Belgique. On avait précédemment publié un livre sur Sarkozy, Sarko m’a tuer, qui avait eu un gros retentissement, la justice l’avait mis en examen et condamné, on nous a accusés d’avoir brisé sa carrière politique. Mais ce livre-là, qui a été un succès colossal d’édition, nous a fait basculer dans une autre dimension, celle de journalistes empêchant un président de se représenter, même si ça n’a jamais été notre intention. Il nous a donné une sorte de notoriété qu’on n’a pas recherchée.

 

Avez-vous eu par la suite des difficultés pour recueillir les propos d’autres personnalités ? Ce livre nous a grillés avec beaucoup de gens. Il nous a créé une réputation de journalistes abrasifs voulant bousculer la politique et l’Histoire, ce qui n’est pas notre intention, on cherche avant tout à donner des clés au lecteur afin qu’il puisse effectuer ses propres choix. Quand on a sorti notre livre sur Emmanuel Macron il y a deux ans, Le Traitre et le néant, on s’est aperçu, par exemple, que lui et tous ses communicants tenaient “Un président ne devrait pas dire ça…” en horreur absolue. Ce livre est leur contre-exemple parfait : pour eux, il ne faut jamais parler aux journalistes qui posent des questions un peu pointues. Des consignes ont été passées en ce sens à notre encontre. Notre vie de journaliste est donc différente depuis.

 

Finalement, François Hollande est-il un bon personnage de théâtre ? C’est quelqu’un d’extrêmement drôle, spirituel, intelligent et sympathique. Il gagne vraiment à être connu, d’un point de vue privé. Après, chacun aura son opinion sur son rôle en tant que président, s’il a trahi la gauche ou pas… Ce spectacle et ce livre permettent de relativiser notre jugement sur son action, car tout n’a pas été médiocre. Son mandat a été bousculé par les attentats et il a su être à la hauteur à ce moment-là. François Hollande, malgré ses doutes et ses faiblesses, ne laissera pas une trace noire derrière lui. Il a essayé de faire son boulot le mieux possible.

 

Propos recueillis par Julien Damien