Directeur du CCU depuis 2019, le Français devenu Ucclois de cœur et de domicile, s’en va à Lyon, pour raisons familiales. Il y cultivera sa passion pour toutes les disciplines du spectacle vivant et sa conviction que la culture doit aiguillonner la pensée. Deux piliers de l’héritage qu’il laisse à Uccle. Et du bilan élogieux des actions qu’il y a menées.
Il n’y a pas de hasard, juste des rendez-vous. On a beau dire: les circonstances ont joué un rôle-clé dans le parcours de Tristan Bourbouze. Né au Maroc, arrivé en France à 7 ans, il a sillonné l’Hexagone au fil de ses études – philosophie et gestion – et de ses emplois, d’opéras en théâtres : Paris, Grenoble, Lyon, Marseille, Lille, Dijon, Montpellier, Rouen…
Pareil pour son arrivée à Bruxelles, il y a sept ans. «Mon épouse était engagée à La Monnaie, je l’ai donc suivie.» Avec leur petite fille de 4 ans. Pareil aussi pour son accession au poste de directeur du Centre culturel d’Uccle, en 2019: « Je travaillais comme directeur administratif et financier des Halles de Schaerbeek. Une amie de ma femme m’a glissé que le CCU cherchait quelqu’un pour sa direction. J’ai envoyé mon CV, au cas où…»
Pareil encore pour son installation dans la commune: «On avait fait une douzaine d’écoles, il y avait des listes d’attente partout, sauf à l’École communale du Centre. Après, comme on habitait Saint-Gilles, les allers-retours étaient compliqués. Alors on a cherché ici. Et on a trouvé, en 2020.» Pareil toujours pour son départ vers Lyon, en ce mois d’octobre: «Mon épouse y a été recrutée, à l’Opéra.»
Top bilan, durs débuts
Le mari et la fillette mettent donc aussi le cap sur l’ancienne capitale des Gaules. Et le CCU doit confier le sien à un/une nouveau/nouvelle directeur/directrice. Qui débarquera dans une institution alerte. «On a triplé l’audience ces deux dernières saisons, avec 30 000 spectatrices et spectateurs payant(e)s, et on a décroché cette année la reconnaissance comme centre culturel, ce qui assure des subsides, permet une plus grande visibilité, un plus grand attrait, et agit sur l’équipe comme un adjuvant supplémentaire.» Tristan Bourbouze s’en va donc sur un bilan hautement positif.
Les débuts ont pourtant été difficiles: «Programmer, je savais faire, mais je n’avais pas encore dirigé de structure. Et puis j’étaisnaïf. Maladroit plutôt. Je ne voyais pas bien les choses. Et je pense qu’il y avait un côté orgueil: “Je vais faire mon projet artistique, point.” Sans réfléchir à ce que ça implique pour les équipes, par rapport à une structure, au fait de l’emmener quelque part. Et le Covid est arrivé, très vite ! Donc, la première saison, elle n’a jamais eu lieu. Heureusement! Parce que je crois qu’elle n’était pas bien construite. Bon, on a fait des choses, quand même, comme toutes les autres structures, mais j’ai eu le temps de mieux comprendre mon nouvel entourage : une petite équipe, là depuis longtemps, dont une part n’avait jamais travaillé ailleurs, avec une petite activité, sans vraie direction, sans culture de la responsabilité, de l’anticipation, du partage des informations… Il n’y avait quasi pas de budget, pas de planning général. Je comprenais donc que mon projet était illusoire, idéaliste, et je découvrais que la structure n’était pas du tout ce que je pensais. Bref, les deux années de Covid ont été pour moi un apprentissage considérable. C’est à partir de la saison 2022-2023 que ça a vraiment démarré et que ça été crescendo, en termes de programmation, plus fine, plus ajustée, et de développement de l’équipe, puisque je comprenais mieux comment faire pour travailler ensemble et que j’avais conscience de la lourdeur de la machine qu’est un théâtre comme le CCU. En six ans, on a parcouru un chemin incroyable.»
La désormais identité multiple
Avec une programmation résolument pluridisciplinaire: «C’était dans mon projet dès le départ. Compte tenu des espaces, du public, du territoire, de ma culture aussi, j’avais le sentiment qu’il fallait cette pluralité de disciplines : théâtre, stand up, jeune public, musiques, danse, cirque… Qu’il fallait qu’on soit dans cette identité multiple du spectacle vivant. Mais c’est très lourd aussi, parce qu’on n’est pas forcément spécialiste de toutes les disciplines. Je pense qu’à terme il faudra trouver des collaborations pour les “couvrir” toutes avec la même qualité d’expertise.»
Dans tous les cas, « l’ère Tristan» a marqué une rupture, nette, avec celle qui la précédait. «Je pense que je ne me sentais pas en accord avec le lieu, quand j’ai été nommé et pendantdeux ou trois ans ensuite. Par rapport à ce qu’il était, ce qu’il incarnait. Ça m’a travaillé, profondément, parce qu’il y avait la volonté de se détacher à tout prix du passé du lieu mais ily avait aussi la certitude qu’il fallait ne pas être clivant, ne pas être dans l’opposition frontale et ne pas perdre le public d’avant. Ça a été très complexe : comment marquer une différence sans l’affirmer tout en voulant être explicite pour ne pas risquer d’êtreassimilé à ce que je rejetais… J’ai tenté de le faire avec des choix qui donnent l’impression de garder cette accroche “grand public” mais qui en fait proposent d’autres choses, d’autres contenus. Au début, on a reçu des marques de déception – “Qu’est-ce que c’est cette programmation!? Je ne reconnais plus mon CCU!”. Mais simultanément, et c’est devenu majoritaire, on a reçu des messages d’encouragement, de soulagement – “Qu’est-ce que ça fait du bien, qu’est-ce qu’on respire!” Bref, on a perdu un certain public, et c’est dommage. Mais on en a aussi gagné un, qui vient pour le lieu, pour voir ce qu’on y fait, toutes les nouvelles activités qui s’y déroulent, dont les expositions, les projets participatifs avec les citoyennes et citoyens, les petits déjeuners dominicaux d’Exploration du Monde… Je pense qu’il y avait une attente que ça change. Et qu’on a incroyablement élargi notre ouverture, notre accueil et notre ancrage sur le territoire de la commune. Et puis j’ai mesuré la richesse et l’importance du champ de l’action socio-culturelle : c’est désormais l’un des axes majeurs de ce qu’est devenu le CCU, un lieu où s’invente une citoyenneté active, à une échelle micro. Pour moi, c’est une source d’émerveillement.»
Clivage et politique
Ça signifie que la programmation du CCU est devenue plus politique? « Je dirais qu’elle ne consiste plus à uniquement vendre quelque chose à un public mais qu’elle découle plus d’une volonté de partager, de construire un rapport, d’écouter ce qui se dit et ce qui se ressent, d’essayer d’accompagner et d’enrichir ce dialogue. Et c’est ce qui débouche sur des aspects politiques, surtout depuis deux ans et le contexte mondial. Ça a beaucoup perturbé ce rapport au public, cette question de l’expression de l’opinion politique à travers les artistes. On est favorable à cette expression mais ça nous expose à des moments de clivage, comme avec l’épisode de la déprogrammation de Guillaume Meurice. C’est une époque de frictions, avec des protagonistes au positionnement politique très idéologique. » Comme la commune? «Certainement, mais moi-même je ne suis pas dénué d’arrière-pensées politiques même si j’essaie de faire en sorte que la programmation et l’actionqu’on mène ne soient pas politiques. Mais les artistes qu’on invite ont leurs engagements et c’est compliqué de leur demander de les mettre de côté.»
À moins de ne pas les inviter… Le directeur partant sourit (comme souvent, lorsqu’il parle): «On peut nous reprocher une partialité dans le choix des artistes, oui. Parce que ces choix sont évidemment orientés par une façon de voir le monde. Pour autant, je ne me revendique pas comme programmateur politique. En tout cas pour ce lieu. Qui est un lieu de divertissement. On essaie d’y mettre de la pensée. »
Elle aura été le fil rouge du rendez-vous, long de six ans, entre le CCU et Tristan Bourbouze. Le hasard fait parfois vraiment bien les choses
