Dans Boutès, dernier spectacle de la compagnie Courant d’Cirque, les Suissesses Sarah et Tania Simili explorent un territoire rarement abordé dans le cirque contemporain : celui du deuil et de la résilience.
Les artistes de cirque, c’est bien connu, il n’ont pas froid aux yeux. Virtuoses du vertige physique, ils
s’aventurent sur tous les terrains pour parler de ce qui les entoure, de ce qu’ils vivent. Ainsi, Boutès, ose-t-il aborder le sujet du suicide d’un père et le regard de deux soeurs sur leur père par un biais aussi poétique que concret. Loin des paillettes et du rêve qui étourdit. Oui, quelque chose nous répare, nous soigne presque, au fil d’un duo qui parvient à dire ce que nos mots, au quotidien, n’arrivent pas à exprimer.
Entre performance de cirque et poème autobiographique, Boutès est un spectacle hybride à la fois
onirique et provocateur qui traduit métaphoriquement la mort par le saut de Boutès, cet Argonaute qui quitta le navire pour rejoindre le chant des sirènes… Rencontre avec Sarah Simili, metteuse en scène et cofondatrice du projet.
Votre spectacle s’intitule Boutès. Pourquoi ce nom ?
« Boutès, c’est un personnage de la mythologie grecque. L’un des Argonautes. Un jour, il saute du navire, attiré par le chant des sirènes. Ce saut, c’est le point de non-retour. Il évoque pour nous ce moment où quelqu’un décide de quitter ce monde. C’est une métaphore du geste de notre père. Mais ce saut peut aussi être vu autrement : comme celui de l’artiste vers le vide, vers l’inconnu, ou celui du deuil, vers un chemin sans balise. »
C’est donc un spectacle très personnel…
« C’est une autofiction, oui. Mais on ne voulait pas en faire un objet thérapeutique ou égocentré. Il s’agit surtout d’ouvrir un espace. Avec ma soeur, Tania, on a mis en commun notre vécu, nos mémoires, mais aussi nos silences. C’est un spectacle doux, jamais frontal, même s’il parle d’un
moment brutal. On évoque le suicide par métaphore, sans appuyer. Ce qu’on cherche, c’est à partager un dialogue avec le public, ouvrir des zones d’identification. Beaucoup de gens viennent nous parler après la représentation. Il y a ce besoin de déposer, d’échanger, de relier. »
Vous parlez de « zones d’identification ». Ce deuil devient-il universel ?
« Il le devient à travers les symboles. On ne dit jamais “papa s’est suicidé” sur scène, mais il y a une veste qui passe d’une épaule à l’autre, un bouquet de massues trop lourd à porter, une table, une chaise, un corps renversé… Ces images sont ouvertes. Elles laissent chacun(e) y mettre son
histoire, sa relation, ses souvenirs. »
Comment avez-vous construit cette pièce entre cirque et mise en scène ?
« Tania est en scène, avec ses massues, son tissu aérien. Moi, je suis en régie, mais présente autrement, par la mise en forme. Le cirque ici n’est pas démonstratif. Il devient langage. Le
jonglage devient échange de mots, le tissu devient lien. Tout se passe sur un tapis noir, brillant, translucide, presque liquide, comme une marée de pétrole : c’est l’ombre, mais l’ombre traversée par des reflets. Et pendant presque une heure, Boutès nous guide vers la lumière. »
Vous avez invité notre compatriote Jean-Luc Piraux à participer à cette création. Pourquoi lui ?
« Jean-Luc, c’est un clown magnifique. Mais un clown lunaire, plein de profondeur. Il a lui aussi connu des moments sombres. Dans ses solos – Rage dedans, Faut y aller – il transforme ses angoisses en humour. Il ne joue pas “le père” dans Boutès, mais il est cette présence tendre, bancale, qui aide à tenir debout. Avec lui, tout devient plus léger, même quand on touche à l’indicible. »
Quel est le moteur de votre collaboration avec votre soeur, Tania ?
« On est très différentes. Tania est suspendue à 7 mètres du sol, moi j’ai les pieds sur terre. Mais on partage des valeurs. Le respect, l’écoute, la confiance. On n’a pas toujours besoin de se parler pour se comprendre. C’est l’avantage d’être soeurs. Et Boutès est sans doute notre création la plus intime, la plus sincère. »
À qui s’adresse ce spectacle ?
« Il a été sélectionné au festival de Huy pour le jeune public à partir de 12 ans, ce qui nous a surprises. Et en même temps, ça fait sens : à 12 ans, on est déjà confronté à des pertes, à des absences. Le spectacle parle à tous les âges, de 12 à 90 ans. Il touche quelque chose de
profondément humain : comment rester en lien avec les absents. »
