Je l’ai toujours écoutée. Le vinyle “Barbara chante Barbara” tournait en boucle à la maison, parmi les sonatinas de Schubert et les chants de prisonniers sibériens. Je la reprenais sans la comprendre, sa voix était toujours celle d’une retrouvaille, rappelant la maison et le quotidien.
Lorsque j’ai commencé à chanter, ce qui revenait régulièrement, c’était que mon endroit était celui de “la voix de l’émotion.” Le public souvent me demandait : et vous chantez Barbara ? Naturellement je la fredonnais, naturellement je me suis mise à la chanter. Peu à peu, j’ai inclus ces chansons dans mes programmes Je savais qu’un jour ce serait un disque entier – je ne savais pas que ce serait dans la foulée de mon dernier album Le temps de rêver, et cela aujourd’hui me semble si cohérent : le français, ma langue maternelle qui prend définitivement sa place dans mon espace vocal, et après avoir interprété la mélodie française et la grande chanson du début du siècle, c’était le moment de Barbara. Alors, quand Fabien Cali à la sortie de la création de son cycle “Cueillir le jour” m’a proposé d’orchestrer Barbara pour ma voix avec orchestre j’ai tressailli. Quelle communion plus grande pour une chanteuse que d’être entourée par tant de musiciens, tant de timbres, et que dans un même souffle, le chant jaillisse.
Fabien Cali et toutes les musiques qu’il porte en lui, son écriture si intuitive de la voix, mais tout autant exigeante, son regard contemporain… quel projet irrésistible et quel cadeau. Et voici une Barbara de mille feux qui surgit, une flamboyance nouvelle.
Chanter Barbara, ça touche à l’expérience du sublime, sans jamais aucune grandiloquence. Les chansons de Barbara sont celles que j’aurais aimé écrire comme je l’ai déjà dit. Ce projet ne quitte plus mon esprit, je l’attends comme un rendez-vous, comme la promesse d’unebelle histoire d’amour, comme qui dirait.
Noëmi Waysfeld
Chanter Barbara, ce n’est jamais chanter Barbara seulement. Le vertige interdit qu’il s’agisse d’autre chose que d’un autoportrait. Mais écartons d’emblée le cousinage de cheveux noirs etde pommettes saillantes : Noëmi Waysfeld s’aventure dans une autre parentèle en enregistrant enfin une œuvre avec laquelle elle vit depuis toujours.
Il s’agit de la houle débordant d’un cœur d’élite, de la course effrénée du verbe traquant la vérité du sentiment, du vertige d’aimer, de soudain s’assécher et d’aimer encore… Tout cela s’appelle Barbara, et Noëmi Waysfeld le déploie dans un album fervent, précis, précieux, quelque part où la voix trouble parce qu’elle semble autant écouter que chanter.
On a découvert cette chanteuse explorant d’album en album la poésie yiddish, des chants de prisonniers du goulag soviétique à une inattendue promenade dans le patrimoine du fado portugais, puis s’aventurant sur le planisphère du tango avec l’Ensemble Contraste ou chez Franz Schubert avec le pianiste Guillaume de Chassy. « Je ne cesse d’interroger quelque chose qui est très ashkénaze : la question d’un exil ou d’une déchirure dont la musique serait une réparation, et le seul vecteur de communication avec les cœurs d’autres êtres humains, résume-t-elle. Barbara m’aide à préciser des contours que je ne parvenais pas à préciser auparavant. »
Le voici, l’autoportrait : Noëmi Waysfeld, une douzaine d’années après ses débuts discographiques, chante sa langue maternelle. L’idée en est venue lors de la préparation d’un spectacle éminemment français, le cycle de mélodies Cueillir le jour du compositeur Fabien Cali autour de la poésie de Pierre de Ronsard en 2022 : « Pendant la balance, je chante impromptu un extrait de Mon enfance. Trois minutes avant le concert, Fabien entre ma loge et me dit : « Veux-tu que j’orchestre pour toi des chansons de Barbara ? »
Proposition sérieuse. Débora Waldman, directrice musicale de l’Orchestre national Avignon-Provence, et le label Sony Classical sont séduits par ce projet qui prend aussi à contrepied son interprète. « J’ai toujours pensé et toujours dit qu’on ne reprend pas Barbara, pas plus qu’on ne reprend le Voyage d’hiver de Schubert », dit joliment Noëmi Waysfeld. Car l’enjeu ne consiste pas à glaner la gloire d’un répertoire immense ou à confronter l’or de sa voix à celle d’une grande aînée. Il s’agit plutôt d’un parcours entre l’intime de l’interprète et celui de chacun de ses auditeurs : « Barbara a toujours été une alliée dans ma vie et dit exactement ce que j’aurais aimé savoir dire. Elle nous répare. Elle parvient, avec des mots si simples et des mélodies si limpides, à raconter l’imperceptible et la faille.»
Barbara ramène son interprète quelque part où sa carrière n’avait pas encore cheminé. Née à Paris de lignées est-européennes emmêlées, elle a appris le yiddish que personne ne parle plus dans sa famille et exploré la mémoire du monde englouti dans la Shoah. Elle pratique un autodidactisme paradoxal : dix ans de violoncelle classique, dix ans de cours de théâtre, mais le chœur de son apprentissage tient dans « les leçons de chant que me donne ma sœur tous les jours de mes trois ans à mes vingt-sept ans ». De treize ans son aînée, la mezzo-soprano Chloé Waysfeld sera fauchée par le cancer à la quarantaine, en 2013.
Noëmi a alors commencé depuis peu le cycle de ses albums yiddish avec son groupe Blik (Kalyma, Alfama, Zimlya) et une activité scénique variée, entre création contemporaine, récitals et théâtre musical – un univers kaléidoscopique dans l’esprit de sa culture familiale, qui mêle Brel, Brassens, Sylvestre aux musiques traditionnelles et au jazz. »
Mais elle mettra très longtemps à chanter sa langue natale, comme si elle arpentait son identité en commençant par le plus lointain, dans l’espace comme dans le temps. En studio, elle aborde vraiment le français en 2023 par les splendeurs moirées de la mélodie française, avec l’album Le Temps de rêver dans lequel elle chante Verlaine, Prévert ou Baudelaire avec le quatuor Dutilleux et le pianiste David Kadouch.
Pour aborder l’œuvre de Barbara, elle mêle d’inépuisables classiques et des chansons plus rares, sans négliger le répertoire solaire d’une autrice et compositrice douée pour la jubilation et la sensualité. Pour ces quinze chansons, elle souhaite une sobriété vers laquelle convergent Fabien Cali et Débora Waldman, l’orchestre épousant son souffle, tout comme le pianiste Guillaume de Chassy pour deux titres. Dans le sacré du chant de Barbara comme dans son espièglerie, dans les lueurs de l’enfance comme dans les ombres de la mélancolie, il ne s’agit pas seulement d’explorer un bagage de notes et de mots, mais aussi de ce patrimoine d’émotions, d’aveux et de silences qui participe à l’identité de millions de francophones.
Au passage, un double symbole de cette continuité : Maxime Le Forestier est venu joindre sa voix à la sienne dans La Dame brune, enregistré par Barbara en 1967 avec Georges Moustaki, et, pour Le Bois de Saint-Amand, Noëmi Wasfeld a convié sa propre fille à chanter avec elle. Toujours, de génération en génération, le génie d’autoportraits à jamais partagés.
Bertrand Dicale