Le Soir Culture: l’interview de Constance

Entretien par Nicolas Crousse

“Je n’envisageais plus de monter sur scène car je n’envisageais plus de vivre”

 

Dans le spectacle puissant qu’elle vient jouer à Uccle et à Ar lon, l’humoriste française Constanceraconte comment, en 2021, elle s ’est écroulée avant de monter sur scène, a glissé vers une grave dépression, puis s’est relevée, pas à pas.

 

Figure marquante de France Inter durant les années 2010, chroniqueuse fidèle de la bande à Charline Vanhoenacker, l’humoriste Constance voit sa carrière brutalement stoppée, en 2021, alors qu’elle est en pleine tournée. C’est le début d’une longue dépression et d’une plongée vers les ténèbres qui vont la tenir éloignée des studios et des planches pendant près de deux ans. Diagnostiquée bipolaire, à l’instar du journaliste Nicolas Demorand (France Inter) ou de l’humoriste Bun Hay Mean, tragiquement disparu l’été dernier, Constance est une miraculée. La voici de retour et de passage chez nous (à Uccle, ce vendredi 5 décembre, et à Arlon le 20 décembre) avec un spectacle, InConstance, en forme de témoignage et de récit saisissant sur sa chute et sa convalescence.

 

En 2021, vous vous écroulez avant de monter sur scène, à Besançon.

J’avais fait un premier burn-out, il y a quelques années, où je m’étais arrêtée de jouer en plein milieu d’un spectacle. Je n’y arrivais plus. A l’époque, je n’avais pas voulu accepter que je faisais un burn-out. Alors, après quelque temps, j’étais repartie sur scène, bille en tête. Mais, cette fois, j’étais dans une chambre d’hôtel, je devais aller jouer. Je n’ai pas pu. Impossible de bouger. On a dû annuler. Je suis allée voir un médecin pour annuler un mois de tournée, parce que je n’étais plus capable de tenir debout. Après un mois, j’ai refait quelques dates en me disant que ça allait mieux. Or, non… je faisais une dépression. J’ai mis du temps à l’admettre. Et derrière, ça a duré un an et demi. On a annulé une immense tournée. Pour la première fois de ma vie, j’ai dû mettre de côté mon travail et accepter de me soigner en prenant le temps. L’humain est généralement éduqué au fait qu’il faut toujours être efficace, si on se repose, il faut très vite repartir. Or non : ici, il fallait accepter de prendre du temps.

 

Le 17 novembre 2022, vous faites votre retour à la radio, dans l’émission de Charline Vanhoenacker, C’est encore nous, avec une chronique évoquant ce que vous venez de traverser…

Je voulais raconter ce qui m’était arrivé. En parlant, je me suis rendu compte que ça concernait énormément de monde. Ce qui me déculpabilisait faisait du bien à des gens. Mais le retour n’a pas duré longtemps. Je pensais, à tort, que j’étais repartie. Je suis retombée. On met une énergie folle à sortir de l’obscurité et quand on retombe une nouvelle fois, on se dit que c’est foutu. On pense qu’on n’y arrivera plus jamais. Il n’y a pas pire. C’est un peu comme si un sportif venait de se casser la jambe, on le plâtre, on a beaucoup de rééducation derrière, et à la première compétition il se recasse la jambe de manière deux fois plus grave.

 

Vous replongez donc…

L’année 2023 a été absolument chaotique. C’est là où j’ai commencé à faire des tentatives de suicide. J’ai été hospitalisée à répétition. C’était complètement sans espoir, pour moi. Je n’envisageais plus de monter sur scène parce que je n’envisageais même plus de vivre. Mais, au final, je suis quand même la preuve qu’il faut toujours garder de l’espoir dans la vie. Je suis là aujourd’hui et ça va très bien.

 

Le spectacle témoigne du long processus de la traversée de la dépression…

C’était l’objectif. Il s’agissait de dire que faire un burn-out, ça peut arriver à tout le monde. Faire une dépression aussi. Et puis moi, je me suis tapé la cerise sur le gâteau en étant diagnostiquée bipolaire. Ça a été un peu plus long parce qu’il a fallu me stabiliser. Beaucoup de gens qui ont déjà fait une dépression ou un burn-out viennent me voir et me remercient d’en parler. Il y a aussi des gens bipolaires ou schizophrènes qui me disent : « Enfin… Merci beaucoup de nous sortir de la honte ! » Il y a aussi la question du suicide, qui a déjà concerné directement ou indirectement les gens. Dans nos familles, on a toujours au moins une histoire de suicide, parfois plus. Donc, c’est vraiment lever le voile sur des choses dont normalement on ne parle pas et qui sont des tabous extrêmes dans les familles. Sortir les cadavres des placards, c’est assez essentiel pour qu’une famille se remette à fonctionner d’une manière saine.

 

Votre grand-mère s’est suicidée. Votre mère était dépressive. En vous soignant, avez-vous voulu casser l’héritage familial ?

Totalement. J’ai rompu la spirale, le cercle dans lequel toutes les femmes de ma famille étaient coincées en ruant et en refusant que ce soit une fatalité. Le fait que je me soigne, ça m’aide, moi, mais ça remet ma grand-mère, qui est décédée, à un endroit où on enlève la honte. Toutes les cartes de la famille se sont redistribuées et personne aujourd’hui ne me fait plus chier (elle rit).

 

Comment votre spectacle a-t-il été vécu, précisément, dans votre entourage familial ?

Ça a été très brutal pour plein de raisons. Certaines sont très personnelles. Mais si tout le monde en a pris plein la gueule, à certains moments, dans ce château de cartes, à l’arrivée, ça a été bénéfique. Ma grande fierté, c’est que ma mère a accepté de se soigner, d’en parler, de voir un psychiatre, un psychologue. Et je la vois heureuse, pour la première fois de ma vie. Mais ça a été au prix d’immenses crises. Mes parents ont été un peu abîmés, mais ils m’ont soutenue. Ma vie a explosé. Mon compagnon est parti. J’ai dû vendre ma maison. J’ai accumulé beaucoup de dettes. C’est grâce à mes parents si je suis encore là car je suis retournée vivre chez eux. Maintenant, ils sont hyper fiers, parce qu’ils voient ce que j’en ai fait. Le fait que ma mère se soigne, et qu’on arrête de dire que faire une dépression c’est pour les fous, c’est génial.

 

La dépression, c’est une affaire de riches, observez-vous dans le spectacle : pour se soigner, on a intérêt à avoir de l’argent…

Pour se soigner en France, de plus en plus il faut avoir de l’argent. La psychiatrie a toujours été le parent pauvre de la médecine. Alors que le fait que les gens soient bien dans leur tête, c’est quand même la base. Or, oui, si vous voulez voir un psychiatre ou un psychologue, il y a des dépassements d’honoraire. Sinon il n’y a pas de place. Si vous voulez être dans une clinique où vous êtes bien soignée, c’est pareil, il n’y a pas de mutuelle qui couvre ça. Moi, j’ai dû mettre toutes mes économies pour me sortir de là et m’en sortir. J’avais aussi mes parents. Mais il y a des gens qui n’ont pas de famille.

 

Vous rappelez que la dépression est une maladie extrêmement méconnue. Combien de fois n’a-t-on pas entendu dire à quelqu’un souffrant de dépression : « Secoue-toi ! »

Je pense que les gens sont terrorisés d’accepter le fait qu’on soit faillible, vulnérable. Alors ils essaient de secouer les malades pour se rassurer eux-mêmes. C’est absolument intolérable de se dire qu’on peut tomber sans qu’il n’y ait une raison visible. Or, c’est une maladie invisible. A l’époque, j’étais la première à dire à ma mère de se secouer, que la vie est belle, qu’elle avait tout pour être heureuse, qu’il y a la guerre dans le monde… toutes les conneries culpabilisatrices qu’il ne faut pas sortir. Après, j’ai traversé ça moi-même et je me suis excusée auprès d’elle. On ne peut pas comprendre tant qu’on n’a pas traversé. C’est pour ça que j’en parle énormément. Je ne pense pas que les gens qui réagissent comme ça le font par méchanceté. C’est plutôt de la méconnaissance. Cette maladie est extrêmement douloureuse, psychologiquement et physiquement. Quand on l’a, on a l’impression qu’on a été roué de coups, on a des courbatures partout. C’est impossible à concevoir si on ne l’a pas vécu.

 

Vous évoquez vos multiples tentatives de suicide, là aussi souvent assorties de remarques culpabilisatrices, du style : « tu es égoïste », « tu n’as pas le droit », etc.

Exactement. Alors que c’est quand même un geste qui traduit une immense douleur, le fait de ne plus envisager de vivre. C’est comme le post-partum pour les femmes qui viennent d’accoucher. Il y a des femmes qui se suicident. D’autres qui tuent leurs enfants. Et ce ne sont pas des psychopathes. Mais il y a dans le cerveau quelque chose qui se déclenche, qui déclenche une énorme dépression et là, les pulsions sont morbides. Le suicide, c’est un symptôme. Quand on dit aux gens de se secouer, c’est oublier le fait que la dépression, c’est létal. C’est une maladie dont on meurt beaucoup. Et dont on ne parle pas suffisamment. Parce qu’il y a ce tabou.

 

Le récent suicide de l’humoriste Bun Hay Mean a rappelé que l’on pouvait mourir de bipolarité…

60 % des bipolaires non stabilisés se suicident.

 

De Jim Carrey à Robin Williams, on associe souvent humour et mal de vivre…

Je l’ai longtemps cru. Moins aujourd’hui. Si on parle plus des gens, dans le milieu artistique, qui sont bipolaires ou schizophrènes cachés, c’est que c’est un milieu plus exposé. Attention au mythe de l’artiste torturé, qui a besoin de se torturer pour créer. C’est faux. Une fois que vous êtes stabilisé, vous avez toujours la même créativité, mais sans les pulsions de mort.

 

Pas de lien, pour vous, entre le besoin de faire de l’humour et la nécessité de sortir des dossiers très sombres ?

Je pense qu’il y a un lien. L’humour est la politesse du désespoir ; selon la phrase, et quand on a une grande sensibilité… Mais ça touche beaucoup de milieux, bien au-delà.

 

Vous sentez-vous inspirée par des femmes comme Zouc ou Yolande Moreau, qui ont porté sur scène des représentations de femmes borderline ?

Elles m’inspirent énormément. Sylvie Joly aussi. Mais aussi Agnès Jaoui ou Muriel Robin, qui a connu de grandes dépressions. Toutes ces femmes qui se sont imposées, qui ont fait de sacrées carrières, qui en ont pris plein la gueule… encore plus quand ce sont des femmes.

 

Dans votre spectacle, le psy Christophe André en prend pour son grade. Comme si le marché de la bienveillance n’avait pas d’écho chez vous ?

Ça marche si vous allez bien. Ça peut apaiser des gens. Mais si vous êtes vraiment en train de faire une immense dépression, ce n’est pas le fait de lire ou de méditer qui va vous aider. Attention aussi à faire croire qu’on peut soigner des maladies avec des huiles essentielles. Je compare souvent la dépression et la bipolarité à du diabète. On diabolise les médicaments, les antidépresseurs, les régulateurs d’humeur, mais c’est comme diaboliser l’insuline. Si vous pensez vous soigner tout seul, c’est clairement dangereux. Je dis toujours : « Moi, je veux avoir affaire à des gens qui ont fait médecine. » Les gens qui vous touchent le gros doigt de pied en disant que c’est de l’énergie qui a déplacé les intestins et que vous avez un problème avec votre arrière-grand-mère, moi, ces gens-là, je les fuis. Parce qu’ils sont capables de dire « arrêtez votre traitement, la chimie… ». Pour moi, ce sont des gens extrêmement dangereux.

 

En cas de détresse psychologique, la ligne d’appel du centre de prévention du suicide est disponible 7j/7 et 24h/24 au 0800 32 123. Des aides et ressources sont aussi disponibles sur les sites preventionsuicide.be, un-pass.be et lesuicide.be