Bardées de Molières (meilleure comédie, meilleur spectacle), les pièces de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan reviennent en Belgique. A Bruxelles, Tournai, Louvain-la-Neuve. Article réservé aux abonnés
Ce n’est pas trois, pas quatre, mais cinq équipes qui tournent actuellement Les gros patinent bien, pour répondre à la demande exponentielle des lieux culturels pour accueillir ce spectacle hors normes. Rien que ce vendredi de la mi-octobre, quand nous interviewons Olivier Martin-Salvan, l’un des deux interprètes de ce « hit », la pièce est à l’affiche de trois villes françaises différentes : Cambrai, Toulouse et Paris.
C’est dire si la pièce fait un carton. Expression à prendre ici dans tous les sens du terme puisque Les gros patinent bien est littéralement une pièce de carton. Manipulant en direct piles, boîtes, bricolages, accessoires, panneaux et même costumes taillés dans du papier plus ou moins épais, Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan fabriquent une épopée clownesque qui vous emmène d’un fjord danois jusqu’à Pampelune en Espagne, en passant par l’Irlande, l’Angleterre, la France et même des abysses peuplés de créatures aquatiques. Tout cela dans un impressionnant assemblage d’affichettes, origamis et autres éléments de décor bidouillés à l’huile de coude avec, on imagine, un solide arsenal de cutters, de ficelles et de bande adhésive. Sorte de kamishibaï passé entre les mains de deux Rémy Bricka qui jongleraient avec des images plutôt que des instruments, le spectacle fait carburer la colle à papier et les ciseaux tout autant que la fantaisie et l’absurde.
A la frontière entre art du clown et arte povera, entre Buster Keaton et Laurel et Hardy, Les gros patinent bien galope sur les talons d’un gentleman frappé par la malédiction d’une sirène qu’il a pêchée par mégarde et qui va l’emporter dans des aventures échevelées à travers terres et mers, tantôt hostiles, tantôt cocasses. Aucun détail n’est négligé : l’irruption d’une aurore boréale, le vol de grues cendrées dans le ciel, un paquet de cumulonimbus, un troupeau de shetlands, l’histoire est illustrée d’une myriade d’éléments narratifs évoqués par des mots sur des panneaux ou carrément sculptés dans le carton. Ainsi, des boules de papier mâché suscitent la grêle, de fines lanières de carton convoquent les cheveux d’une sirène, des boîtes à chaussures se transforment en patins à glace, des confettis de papier suggèrent les plumes d’une oie décapitée par les hélices d’un avion, etc.
Mieux qu’Avatar
Même le vomi trouve un écho convaincant dans leurs savants pliages et découpages. « C’est incroyable comme le cerveau s’adapte », analyse Olivier Martin-Salvan. « Jacques Weber, qui est venu voir le spectacle deux fois, nous a dit à quel point il était ébloui par la convention théâtrale. On dit “c’est un serpent” et les gens voient un serpent. Il n’en revenait pas de ce miracle, de ce que le public accepte. J’ai aussi été touché par ce jeune homme, qui venait de voir Avatar au cinéma et qui nous a dit que notre spectacle l’avait fait plus voyager. » En plus de garantir un étonnant trip mental, la pièce secoue aussi les zygomatiques. Tordu de rire, le public se marre des fautes d’orthographe sur les pancartes, qui font dérailler la narration. Il se gausse gentiment de l’épuisement physique du clown-accessoiriste, au bord du burn-out à force de jouer les deus ex machina, suant à grosses gouttes pour faire avancer ce cabaret savamment foutraque.
Mais s’il y a bien une chose qui n’est pas en carton-pâte dans cette histoire, c’est le cerveau musclé et élastique des deux concepteurs, qui ont accouché presque par hasard de cette folie furieuse. Ni Pierre Guillois ni Olivier Martin-Salvan ne viennent de l’art du clown. Tous deux se sont plutôt formés au théâtre classique. Le premier a notamment dirigé le Théâtre du Peuple de Bussang de 2006 à 2011. Le second a joué des pièces de répertoire dont un Bourgeois gentilhomme entièrement éclairé à la bougie, joué en 2006 au Palais des beaux-arts à Bruxelles et dans lequel Olivier Martin-Salvan incarnait Monsieur Jourdain. « J’ai un souvenir ému de ce moment parce que, ce soir-là, tous les plombs avaient sauté à Bruxelles et on avait été les seuls de toute la ville à pouvoir jouer parce qu’on avait les bougies », se remémore le comédien. « Pierre m’a d’abord engagé comme comédien. Puis on a découvert qu’on était à la fois opposés et complémentaires. Je suis plus dans l’écriture de plateau et lui dans l’écriture à table. Je suis né en 82 et lui en 68. Je suis gros et il est maigre. Mais, tous les deux, on aime la mécanique du rire, quand le cerveau lâche prise et que, grâce à ça, on peut traiter de sujets graves comme les migrants, la violence du racisme, la pollution. »
La métaphysique du rire
Faire du théâtre très sérieusement tout en malaxant la métaphysique du rire, tel est le leitmotiv du duo d’artisans. Une formule qui a d’abord fait mouche dans Bigre, qui a remporté le Molière de la comédie en 2017 et qui tourne encore aujourd’hui, notamment au Centre culturel d’Uccle en décembre prochain. Dans cette pièce, fomentée avec Agathe L’Huillier, trois clowns du désastre urbain apprennent à vivre ensemble. Leur destin est de tout rater, mais de tout rater merveilleusement. Un geek psychorigide, un baba cool bordélique et une apprentie en médecines douces habitent trois chambres de bonne voisines, avec chiottes communes et sons afférents. Ils partagent un même palier mais aussi une même solitude et une promiscuité ponctuée de dingueries.
Pas une parole ne résonne dans cet immeuble où tout part en vrille et s’envole, des poubelles aux sous-vêtements. Dans Bigre, reposaient déjà les sédiments du théâtre populaire mais exigeant qui ferait éclore Les gros patinent bien. Parmi les références assumées, Olivier Martin-Salvan cite le slapstick anglais, mais aussi… l’humour belge. « Quand on a joué au Fringe, en Ecosse, on nous a dit qu’on avait un style très britannique, mais je nous trouve plus proche de la scène belge. J’aime beaucoup Jos Houben et son incroyable spectacle sur l’art du rire. Le cinéma d’Abel et Gordon nous plaît beaucoup aussi. Et puis on est fans de TG Stan, de leur façon d’être toujours entre le jeu et le non-jeu. Il y a incontestablement du belge dans Les gros patinent bien. On convoque l’intelligence du spectateur. On lui en demande beaucoup : il croit sentir le truc arriver et on va à l’opposé. »
Prenant à la lettre l’incitation de Paul Claudel – « Il ne faut pas comprendre, il faut perdre connaissance » –, la paire aime convoquer une espèce de vertige, embarquant le public dans des boucles ou des fausses pistes. Le tout avec une simplicité désarmante. A l’image de la genèse des Gros patinent bien : « Après le covid, on n’avait plus d’argent pour faire un décor. Or, il y avait des cartons dans la salle de répétition. On jouait chez Jean-Michel Ribes (ancien directeur du Théâtre du Rond-Point à Paris, NDLR), en face de l’ancienne patinoire des Champs-Elysées. On est donc partis sur l’idée de patiner et donc l’Islande, et le tour du monde d’un voyageur immobile. On n’était pas convaincus mais on a décidé d’aller au bout de cette idée. » Deux ans et demi plus tard, le spectacle en est bientôt à sa millième représentation. « Ce n’est pas du théâtre bourgeois avec des moyens pharaoniques, mais quelque chose que tout le monde peut faire. On reçoit d’ailleurs des vidéos de gens qui, après avoir vu le spectacle, créent leurs propres saynètes avec du carton. On les voit dans une forêt amazonienne ou en pleine partie de chasse. » Avis aux amateurs : il est temps de commencer à recycler le carton de vos colis…