Un récit, un cabaret en carton, une vaste blague
Voici le récit d’un voyage fait (dans un faux anglais plutôt compréhensible) par un personnage immobile et bavard dont les aventures sont illustrées par un comparse suractif et muet. L’essentiel se passe ailleurs : l’action, les lieux, les personnages et les objets sont décrits au feutre noir sur des bouts de carton… Un soi-disant grand comédien raconte son incroyable épopée à travers l’Europe et les siècles. Il traverse terres et mers, enchaîne les périples et finit roi peut-être, mais plus probablement mendiant, et sans nul doute écartelé dans quelque contrée sauvage, ou confiseur dans un pays de toute façon trop chaud, à moins que ce ne soit d’une mort douce mais décevante… Duo cartoonesque à l’imaginaire débridé, nos deux presque clowns créent un spectacle-monde, dans lequel, petits, moyens et grands embarquent follement.
Attention: une très courte scène de nu peu heurter la sensibilité des plus jeunes.
Un bord de scène est prévu à l’issue de la représentation du mercredi 26 avril.
Sacré par le Molière du meilleur spectacle en 2022, le spectacle d’Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois débarque au Théâtre de Liège puis au Centre culturel d’Uccle.
Linda de Suza avait sa valise en carton. Mais avec Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois, c’est carrément à l’échelle de la semi-remorque que l’on compte les piles, boîtes, bricolages, accessoires, panneaux, et même costumes de cartons qui servent à fabriquer, en direct, Les gros patinent bien , épopée clownesque qui vous emmène d’un fiord danois jusqu’à Pampelune en Espagne, en passant par l’Irlande, l’Angleterre, la France et même des abysses peuplés de créatures aquatiques. Tout cela, tenez-vous bien, avec simplement du papier, plus ou moins épais.
Sur scène trône un homme élégant. Dans son costume trois pièces en tweed, il se lance dans une tirade qui pourrait sembler éloquente si elle n’était pas énoncée dans un yaourt incompréhensible. L’énergumène a beau déployer un excentrique accent américain aux relents texans, mâtiné d’une élocution aux allures shakespeariennes, le public ne saisit pas un traître mot de ce qu’il raconte. Pourtant, la pièce nous captive pendant une heure trente, empilant des gags et des péripéties rendues limpides par un impressionnant assemblage d’affichettes, origamis et autres éléments de décor bidouillés à l’huile de coude avec, on imagine, un solide arsenal de cutters, de ficelles et de bande adhésive. Sorte de kamishibaï passé entre les mains de deux Rémy Bricka qui jongleraient avec des images plutôt que des instruments, la pièce se présente comme un théâtre de carton foutraque où la colle à papier et les ciseaux carburent à la fantaisie et à l’absurde.
Une folle cavalcade
Il y a du Laurel et Hardy dans ce duo acrobatique, sauf que l’un des deux se balade en slip et bonnet de bain, contrastant avec la tenue distinguée de son partenaire. Il y a un peu du cinéma muet aussi dans cette performance où le héros a beau être extrêmement volubile, on ne saisit jamais vraiment les dialogues qui passent sur ses lèvres, la narration étant principalement assurée par les panneaux explicatifs qui défilent à toute allure sur le plateau. Attention, si la forme peut sembler rudimentaire, le fond n’en est pas moins luxuriant. C’est même une épopée touffue que composent les deux fous furieux. On y suit les mésaventures d’un gentleman frappé par la malédiction d’une sirène qu’il a pêchée par mégarde et qui va l’emporter dans des aventures échevelées à travers terres et mers, tantôt hostiles, tantôt cocasses.
Aucun détail n’est négligé : l’irruption d’une aurore boréale, le vol de grues cendrées dans le ciel, un paquet de cumulonimbus, un troupeau de shetlands, l’histoire est illustrée d’une myriade d’éléments narratifs évoqués par des mots sur des panneaux ou carrément sculptés dans le carton. Ainsi, des boules de papier mâché suscitent la grêle, de fines lanières de carton convoquent les cheveux d’une sirène, des boîtes à chaussures se transforment en patins à glace, des confettis de papier suggèrent les plumes d’une oie décapitée par les hélices d’un avion, etc. Même le vomi trouve un écho convaincant dans leurs savants pliages et découpages. Attention, la pièce a beau aligner les lubies comiques – on y croise notamment des pirates en maillot très (trop ?) échancré genre Alerte à Mailbu –, elle glisse aussi de subtiles allusions plus graves au drame des migrants ou à la pollution. Mais l’ambiance générale est clairement à l’humour débridé. Tordu de rire, le public se marre des fautes d’orthographe sur les pancartes, qui font dérailler la narration. Il se gausse gentiment de l’épuisement physique du clown-accessoiriste, au bord du burn-out à force de jouer les deus ex-machina, suant à grosses gouttes pour faire avancer ce cabaret de carton. Mais surtout, il se délecte de cette cavalcade d’une inventivité folle, où le théâtre en carton-pâte retrouve largement ses lettres de noblesse.
Publié dans le Soir MAD par Catherine Makereel le 14/02/2023