Elsa de Lacerda

Aurore Vaucelle (LLB, 11 novembre 2024)

La violoniste Elsa de Lacerda cosigne, avec la mezzo-soprano Albane Carrère et la guitariste Magali Rischette, un objet musical singulier. Soit un rassemblement de pépites vocales. Barbara, Birkin, Piaf, Brigitte Fontaine : une brochette de nanas qui donnent le la.
Elsa de Lacerda ©Christophe Leonardi
Pour venir jusqu’ici, j’ai mis le CD dans ma voiture, et tout à coup, une ambulance est passée. C’est là que je me suis dit que j’étais protégée, à travers mes projets, ma musique, de ce monde un peu fou, de nos inquiétudes climatiques, politiques… Même si, bien sûr, je m’intéresse à la politique, j’ai toujours été très politisée”. Comment pourrait-il en être autrement pour cette fille de réfugiés politiques portugais, qu’on avait vu, l’an passé, interpréter, dans un amphi de l’ULB, les chants révolutionnaires qui ont animé les mouvements du XXe siècle.
Elsa de Lacerda est devant nous avec sa nouvelle frange d’un noir de jais qu’on trouve très à-propos, puisqu’on l’interviewe dans le contexte de la sortie de l’album Kiki à Paris, qu’elle cosigne avec la mezzo-soprano Albane Carrère et la guitariste Magali Rischette.

 

Kiki de Paris ? Entendez celle qu’on surnomme aussi Kiki de Montparnasse (1901-1953), l’artiste du Paris des Années Folles, muse des peintres Fougita et Modigliani, amie du photographe Brassaï, tenancière de cabaret, chanteuse, peinteresse, businesswoman et emblématique dos nu immortalisé par Man Ray. Le Violon d’Ingres, c’est elle.

kiki
“Kiki à Paris, illustré par l’image du Violon d’Ingres, de Man Ray, qui photographie de dos l’artiste bohème Kiki de Montparnasse, en 1924. ©Cyprès

C’est d’ailleurs cette image de 1924 dont on ne compte plus le nombre volumétrique de cartes postales (et en partie achetées par Elsa de Larcerda, elle-même) qui illustre la pochette de cet objet musical singulier.

Genèse et jeunesse

Quand j’étais adolescente, j’allais chez une amie dont les parents étaient très bohèmes, et ils avaient cette photo, en grand, dans la salle de bain. Cette image m’a marquée, cette ambiguïté troublante, aussi, entre la photo et la peinture. Je l’ai beaucoup offerte… En parallèle, j’avais envie de travailler avec Albane [Carrère, NdlR], qui a cette voix d’ange, et avec qui j’avais déjà connu de grandes émotions sur scène. Elle qui se produit partout dans le monde avait envie de chanter dans sa langue maternelle. C’est ainsi que le projet est né, qui raconte la transition entre l’Ancien Monde et le Nouveau Monde, entre la mélodie française, avec son fameux vibrato ampoulé, et la chanson populaire. Et Kiki était, selon nous, l’emblème des icônes de la chanson française qui allaient suivre…

Si le projet ainsi énoncé ne peut que piquer la curiosité, il ne semble pas si simple à monter. D’abord parce qu’il n’y a tout simplement aucune pièce qui ait été écrite, dans l’histoire de la musique, pour cet instrumentarium que sont violon, guitare et voix réunis. Et ce, même si ces trois instruments (“la voix est le premier instrument“) ont quelque chose en commun, ils portent en eux une dimension populaire. “Le violon a désormais une image bourgeoise, mais ça n’a pas toujours été le cas“. Nos trois solistes ont tout à inventer et, en premier lieu, qui seront les artistes à convoquer ?

Elles font appel à Jean-Luc Fafchamps, le pianiste et compositeur, autrement surnommé le factotum, pour qu’il propose des sonorités, mais aussi des arrangements qui rencontreront leurs coups de cœur de ce chœur de femmes. Et voici que s’alignent, sur la piste, des personnalités décisives de la chanson française des XXe et XXIe siècles. Jane Birkin, et son Quoique la voix d’Albane Carrère sublime au point de nous donner la chair de poule. France Gall en body percussions, qui Résiste. Brigitte Fontaine qui hurle Conne dans le mégaphone. Edith Piaf, “sans trop en fairecar Edith, c’est Edith. Mais notez cependant qu’il est très rare, dans la musique savante, que violon ou la voix se retrouvent a capella”. Boris Vian en poète et Francis Poulenc viennent avec leurs bons mots et bonnes notes, même si l’album dégage une liberté d’expression féminine, voire féministe. “Kiki nous prouve qu’être une femme artiste, d’une personne à l’autre, c’est tout autre chose“.

Elsa revient à Kiki. “Quelle vie elle a eue ! Elle a été fleuriste, domestique (Elle a aussi vissé des ailes d’avion durant la guerre, NdlR). D’une maison où elle est femme de chambre et maltraitée, elle démissionne. Quand un compagnon ne lui va plus, elle le quitte, quitte à tout perdre. C’est l’incarnation de la liberté. Et, à la fois, c’est une femme normale, pas spécialement belle, mais qui se saisit de toutes les occasions.” Une certaine incarnation, aussi, de l’artiste qui prend des risques et dans un engagement complet. On demande d’ailleurs à Elsa si cette entreprise qu’elle a lancée avec Albane et Magali n’était pas risquée. Elle qui pourrait surfer sur la vague du répertoire classique dans lequel elle excelle en grande violoniste accompagnée de son Tomaso Carcassi de 1766, depuis plusieurs années.

Ni les doubles cordes“, ultra-dures à faire, et imaginées par Jean-Luc Fafchamps, ni la mise à nue dans un choix artistique pointu, non. “Le plus dur, ou en tout cas ce qui me demande le plus de travail en ce moment, c’est de chanter “Résiste”, je suis la deuxième voix“.

⇒”Kiki à Paris”, Albane CarrèreElsa De Lacerda et Magali Rischette. Un album Cyprès”.