Quatre personnages se retrouvent comme coincés dans un espace-temps singulier. Le lieu ressemble à un hôtel, mais à y regarder de plus près cela pourrait aussi être le théâtre lui-même…
L’hippocampe est une partie du cerveau localisée dans le lobe temporal, dans chaque hémisphère. C’est l’endroit du cerveau où se greffent les souvenirs et le sens de l’orientation. Si le cerveau subit des lésions à cet endroit-là, il instaure chez l’accidenté une situation d’errance de la mémoire.
Travailler sur la mémoire au théâtre, c’est aussi travailler sur la subjectivité. Il s’agit ici d’entrer dans une mémoire, d’entrer dans le théâtre de la mémoire. Ce qui est aussi en jeu c’est de montrer un niveau de réel qui fluctue sans cesse. Après L’Herbe de l’oubli (Meilleur spectacle aux Prix Maeterlinck 2018), Jean-Michel d’Hoop et la Compagnie Point Zéro plongent dans cette zone complexe, entre le sommeil et la mort, intime et universel. Une invitation à s’engager sur un chemin visuel, sensitif et émotionnel ; à se forger son image personnelle de l’invisible ; à découvrir d’autres prismes du réel. Que rapporterons nous de ces limbes ?
Par Catherine Makereel
Publié sur Lallibre.be le 2/11/2021 à 17:21
Au croisement de « The Shining » (Kubrick) et « Mulholland Drive » (Lynch), d’envoûtantes marionnettes nous attirent dans les profondeurs mystérieuses de la mémoire. « L’errance de l’hippocampe » : un univers résolument onirique, voire étrange, presque flippant.
Le scaphandrier aurait dû nous alerter. A demi caché par le rideau de scène, guettant l’arrivée des spectateurs dans la salle, cette étrange ossature sous-marine aurait dû nous mettre sur la voie. Comment ne pas comprendre, dès cet instant, que l’aventure allait nous entraîner dans des abysses insondables, dans ces cavités indescriptibles que réservent les profondeurs de l’inconscient mais aussi les gouffres de la mémoire. D’ailleurs, avec le recul, on se dit que le titre même, L’errance de l’hippocampe , annonçait le caractère submersible de la nouvelle création de la Cie Point Zéro. Et submergée, nous le fûmes, grâce à cette rêverie fantasmagorique aux mille traquenards visuels.
Avec Gunfactory sur le sale business de l’armement, ou L’Herbe de l’Oubli (Meilleur spectacle aux prix Maeterlinck en 2018) sur l’accident de Tchernobyl, Jean-Michel d’Hoop nous avait habitués à des spectacles engagés, politiques. Aujourd’hui, il revient à un univers résolument onirique, voire étrange, presque flippant, dans une pièce qui croise The Shining de Stanley Kubrick et Mulholland Drive de David Lynch. Pas de Jack Nicholson ici mais l’hôtel qui abrite nos personnages n’a rien à envier à l’atmosphère paranormale du film de Kubrick. Les réceptionnistes ont des masques inquiétants, le comptoir glisse, sans prévenir, pour se faire la malle, le client du jour pénètre dans une chambre où gît, sur les draps du lit, une version cadavérique de lui-même. Ce client déboussolé, c’est Vincent (sibyllin Léopold Terlinden). Pourquoi est-il là ? Que lui est-il arrivé ? Serait-ce un accident qui a conduit son double, cette marionnette sans vie, à échouer dans ce no man’s land ? Peut-être est-il simplement en train de rêver ? Caméra à l’appui, il va filmer les méandres de sa propre mémoire, pour tenter de comprendre. Et relier son histoire à celle d’Eve et Olga, dont il semble éperdument amoureux.
Exercice d’illusionnisme
Impossible de ne pas penser aussi à Mulholland Drive quand émergent dans ce thriller psychologique deux femmes impénétrables, amnésiques elles aussi (captivantes Colline Libon et Taïla Onraedt.) Narration à énigme, visions surréalistes, personnages jazzy : l’influence de David Lynch s’immisce dans chaque interstice de ce vagabondage atmosphérique. Il y a aussi du Peeping Tom – compagnie flamande à l’univers chimérique – dans cet exercice d’illusionnisme. On y croise des créatures extraterrestres à tête de méduse. On déambule dans des couloirs d’hôtel labyrinthiques. Les manteaux de fourrure ou les draps de lit y prennent vie. Les miroirs provoquent de troublants effets visuels. Dans cet hôtel (très) particulier, on fait aussi la connaissance d’un prestidigitateur (le charismatique François Regout), capable de faire disparaître les humains tout en philosophant sur l’existence.
De formes et de styles différents, les marionnettes viennent merveilleusement rehausser le travail minutieux sur la musique ou la danse. Visages de porcelaine aux yeux flamboyants, minuscule pantin aux envolées lyriques, scaphandrier-enfant : ces étranges présences contribuent à brouiller les pistes, dans une pièce qui oscille sans cesse entre la vie et la mort. Dans L’errance de l’hippocampe , même le rideau de théâtre se fait frontière prodigieuse entre les mondes, entre le rêve et la réalité, le souvenir et le présent, l’ici et l’au-delà. Un univers où rien ne disparaît mais tout se transforme. Un territoire de métamorphoses incessantes. Et passionnantes.